CHAPITRE 1 Les retrouvailles.
Avec un crissement à peine audible, le Zéro Plus referma la corolle de son sas d’éjection et se restructura pour abandonner sa configuration de voyage au profit de celle de vol stationnaire. D’une façon générale, cette métamorphose ressemblait à un dépliement, celui d’une chrysalide se déchirant pour que le papillon nouveau-né étende ses ailes. Les zones principales de la coque, en forme d’hexagones, s’écartèrent les unes des autres pour ne plus être reliées que par des structures souples, non pressurisées. De chaque côté de l’axe central, six tubes recourbés, renfermant des unités autonomes équipées de leurs propres générateurs, se déployèrent. À leur extrémité, des sphères de carbex se gonflèrent pour protéger les postes de tir disposés en couronne. Du cocon surgissaient d’étranges chimères dont le ballet méticuleusement orchestré évoquait la parade nuptiale des scorpions.
Dans la salle de commande principale, ainsi que dans les huit postes secondaires de contrôle dispersés en couronne autour de la coque, une vingtaine de paires d’yeux surveillaient simultanément l’approche d’un minuscule ovoïde brillant depuis l’espace profond, la décélération de la navette qui se préparait à aborder la Ville, la Ville elle-même avec ses centaines de coupoles et son Beffroi gigantesque, et, masquant les deux étoiles en conjonction par rapport à l’astronef, le magma de chairs ondulantes de dizaine de milliers d’AnimauxVilles s’emmêlant dans une orgie obscène. Obscène et fascinante, tant il était inconcevable pour Hualpa – ou pour tout autre Mécaniste – que des créatures scientantes puissent s’adonner avec autant de bestialité à semblable frénésie.
Au-dessus de la table de pilotage, l’image tridimensionnelle du Zéro Plus se stabilisa sous sa nouvelle forme. L’Ingénieur détacha son regard du triptyque d’écrans qui montrait la fornication des AnimauxVilles et le posa brièvement sur chacun des treize autres, du moins sur ceux qui retransmettaient plus qu’un vide sans fond.
Dans quelques minutes, la navette emportant la délégation mécaniste vers la Ville qui accueillait les Retrouvailles allait apponter la plate-forme prévue à cet effet. Sauf erreur aussi grossière qu’improbable de pilotage, l’Armurier Sletloc, son Assistant personnel et le détachement de douze hommes qui les accompagnaient débarqueraient sans encombre sur… Comment s’appelait cette foutue Ville, déjà ?
Turquoise. La plus gigantesque cité que l’Ingénieur eût jamais vue, mais il était vrai que son expérience en la matière limitait considérablement ses références et que certains rapports de Voltigeurs envoyés en reconnaissance dans les mondes organiques – de véritables missions suicides dont quelques-uns étaient miraculeusement revenus indemnes, comme ce Chetelpec qui avait la charge du gosse dont Sletloc avait fait un primanyme – évoquaient des Villes dix ou vingt fois plus importantes que celle qu’il avait sous les yeux. Par ailleurs, pour ce qu’il en savait. Turquoise pouvait être beaucoup moins impressionnant une fois ancré en pleine terre, son présent aspect (sa configuration de vide, comme disait Iztoatl) ne pouvant être comparé qu’à la petitesse, relative, du Zéro Plus et à celles, indéniables, de la navette et du vaisseau ovoïde en phase d’approche.
D’un geste devenu machinal, Hualpa promena l’extrémité de ses doigts spatulés sur les picots de la table de pilotage, attentif au moindre signe de surcharge structurale.
— L’intrus ? demanda-t-il sans s’adresser à quelqu’un en particulier.
Ce fut bien sûr Iztoatl qui lui répondit, aucun des techniciens n’étant habilité, hors situation d’urgence, à communiquer directement le résultat de ses observations ou analyses au commandant de l’astronef Plus qu’un filtre hiérarchique, l’Assistant était – et ils en avaient tous une conscience aiguë – la seule personne à bord dont les compétences, en quelque domaine que ce fût, égalaient celles de l’Ingénieur.
— Sans surprise. Monsieur. C’est un appareil connecté. Aucun armement offensif, aucun système de détection invasive, une intelligence de bord de classe inconnue et un seul passager. L’I.A a émis les salutations d’usage et communique actuellement avec l’AnimalVille. Nous ne savons pas ce qu’ils se disent, leurs algorithmes de brouillage sont impénétrables.
Hualpa ne posa pas de question. Si son Assistant avait pu lui en apprendre davantage, il l’eût fait, et la rencontre d’intelligences connectées de classe inconnue était loin d’être inhabituelle.
— Le passager ?
— Une femme assez jeune. Monsieur, dont la faible activité électrique cérébrale laisse supposer qu’elle est inconsciente.
L’Ingénieur fronça le sourcil. Une femme, dans de telles circonstances, c’était déjà inhabituel. Qu’elle soit inconsciente était carrément incompréhensible. Une fois de plus, il s’irrita de son ignorance. Les comportements des autres branches humaines étaient semblables à des mécanismes obéissant aux règles d’une physique différente.
— L’AnimalVille ?
— Toujours rien, Monsieur, et je ne pense pas que nos détecteurs parviennent à percer ses défenses. Sa… carapace est parfaitement réfractaire à tout ce que nous connaissons. Je parle d’investigations indolores, bien entendu.
L’Ingénieur sourit. Pour tout ce qui concernait les prérogatives de l’Armurier Sletloc, les tournures de phrase d’Iztoatl étaient délicieusement équivoques. Il n’avait pas apprécié plus que lui que les Comices, en dédoublant le commandement du Zéro Plus, confie la responsabilité militaire de l’astronef à l’Armurier, lui conférant ainsi un droit de regard sur son maniement et le pouvoir absolu sur la façon d’accomplir sa mission.
Une fois de plus, la question de savoir qui contrôlait le vaisseau se posait avec acuité. Le Zéro Plus était l’œuvre de Hualpa. Sletloc ne pouvait pas le comprendre : comparé à la vivacité des armures, le Zéro Plus n’était qu’un guerrier lent. Mais celui qui saurait maîtriser cette lenteur deviendrait le maître des configurations à venir ; il tiendrait le Ban au creux de son poing.
Hualpa savait que Sletloc avait truffé le vaisseau de caméras et de micros. Il avait soudoyé les ouvriers pour que chaque pièce essentielle devienne un espion à son service. L’Armurier avait ainsi accès à toutes les données du bord, sauf une : il n’avait jamais piloté le Zéro Plus, ne l’avait jamais entendu chanter son approbation au moment de déchirer l’espace de son dard. Il ne sait rien d’important, songea l’Ingénieur avec satisfaction.
— Surveillez notre navette, et au besoin réalignez-la, dit-il avec une trace d’ironie à peine perceptible. Nous ne voudrions pas donner de mauvaise impression par des manœuvres maladroites !
Un autre aspect embarrassant tenait à la phase diplomatique de cette mission, ressortissant désormais à la seule autorité de Sletloc, dont la première décision avait été d’interdire à l’Ingénieur et à son Assistant de débarquer sur Turquoise, donc d’assister aux Retrouvailles.
En soi, Hualpa se fichait complètement de la rencontre, mais il eût aimé poser quelques questions aux… à la mandataire des Connectés, des questions sur un certain échange ayant abouti à la disparition de son prédécesseur et d’autres concernant les nanotechnologies mises en œuvre dans l’armure de Tecamac, entre autres. Car, parmi la kyrielle de suspicions qu’il entretenait à l’égard de la caste des Armuriers, l’Ingénieur soupçonnait celle-ci d’avoir incorporé tout un matériel espion à son armure, peut-être pas dans son éon même – comme le supposait Xuyinco – ou peut-être pas seulement, mais dans l’épaisseur du carbex. Les craintes qui résultaient de cette défiance le poussaient par moments à détecter tel ou tel renflement anormal dans le carbex, au niveau du cou ou de l’entrejambe. Intellectuellement, il savait que cette hypersensibilité à des corps étrangers était de nature paranoïaque, mais il préférait lutter furieusement contre les démangeaisons provoquées par cette psychose que d’oublier, ne fût-ce qu’une seconde, qu’il pouvait fort bien être un livre ouvert pour Sletloc.
Je n’ai à aucun moment détecté la plus infime émission provenant de nous, tentait de le rassurer Hualpa.
« Il suffit que tu sois programmé pour n’en rien faire… ou que tu me mentes. Toutefois, même si tu es parfaitement intègre, nous n’avons l’un et l’autre aucun moyen de nous assurer physiquement de cette intégrité. »
L’armure n’aimait pas la tournure que prenait l’esprit de l’Ingénieur depuis qu’il avait rencontré le Consul, et elle ne se privait pas de le faire savoir. Simplement, pas plus que lui, elle n’était en mesure de prouver que cette spirale vers le délire de persécution était injustifiée.
— La navette apponte, annonça Iztoatl. L’appareil connecté devrait l’imiter d’ici une petite heure.
— Je vous ai connu plus précis, s’étonna Hualpa.
— L’engin connecté n’est pas équipé pour aborder la Ville comme notre navette l’a fait, Monsieur, et il est trop petit pour transporter un appareil auxiliaire. La Ville va l’orienter vers un autre débarcadère. Mon imprécision tient au fait que ce ne sont pas les sites qui manquent, même si nos instruments ne décèlent aucune activité dans chacun d’eux. Toutefois, pour autant que je comprenne les logiques en cause…
— Pardon, Iztoatl ? Les logiques en cause ? De quelles logiques parlez-vous ?
— Celle des AnimauxVilles, Monsieur, celle de ces Retrouvailles et celles des Rameaux y participant.
Plus de deux secondes, l’Ingénieur observa son Assistant bouche ouverte, l’air de dire : « Est-ce bien vous, Iztoatl, qui jouez au socio-psychologue ? » Puis il secoua la tête, comme pour en chasser une idée incongrue.
— Eh bien, achevez, Iztoatl. Que vous soufflent ces… logiques ?
— Je pense que l’appareil connecté se plaquera perpendiculairement au Beffroi de la Ville, juste sous son encorbellement, dans… (Il jeta un œil sur une série de monitors) cinquante-trois minutes.
Hualpa s’abstint de tout commentaire. Que l’intuition de son Assistant se vérifie ou non importait peu, l’Ingénieur ressentait à nouveau une irritation dans le cou.
L’Armurier Sletloc se tenait debout devant le sas, mains croisées dans le dos, les jambes légèrement écartées. Il voulait avoir l’air débonnaire malgré les douze Voltigeurs qui patientaient derrière lui, aussi rigides que le métal de la navette, malgré la servilité toute militaire de son assistant, sur sa droite, légèrement en retrait.
— Avancez-vous, Tlaxa. Et même, accessoirement, positionnez-vous légèrement devant moi, de biais, comme si vous me parliez d’égal à égal.
Tlaxa s’exécuta, évidemment, en bon chien de berger qu’il était, mais sa posture ressemblait davantage à celle d’une statue dans un garde-à-vous bancal qu’à celle d’un conseiller, ce qu’il ne risquait pas d’être, quel que soit le jour sous lequel l’Armurier le présenterait aux délégués des autres Rameaux.
— Dois-je réitérer mes consignes, Tlaxa ?
— Non, Monsieur. Bien sûr que non. Monsieur.
— Alors, décontractez-vous ! C’est un ordre ! Désépaississez également le carbex sur votre visage. (Il se tourna vers les Voltigeurs :) Et c’est valable pour tout le monde ! Nous ne sommes pas ici pour effrayer ou pour seulement impressionner. Nous sommes une mission consulaire et nous nous comportons en diplomates au milieu d’autres diplomates, aussi écœurants et fouille-merde soient-ils. Ces étrangers doivent pouvoir reconnaître nos visages pour leur attribuer un nom, une fonction et une personnalité, sous peine de ne voir en nous qu’un troupeau de guerriers stupides et méprisants.
Ce que les Voltigeurs et, à moindre titre, Tlaxa étaient, de toute façon, mais que Sletloc ne pouvait leur jeter à la figure alors qu’il avait besoin d’un minimum de subtilité dans leur comportement.
— Comprenez bien, Tlaxa : en présence de tout représentant étranger vous n’êtes pas autorisé à me couper la parole ou à émettre une opinion très légèrement différente de la mienne, vous devez le faire. Comme nous devons tous montrer, sans verser dans la déliquescence à laquelle s’adonnent les autres Rameaux, que le Mécanisme connaît lui aussi les incohérences et la gabegie d’une société décadente.
Les finesses de la stratégie, tant politique que militaire, échappaient à peine moins à Tlaxa qu’à l’ensemble des Voltigeurs, mais au moins lui était capable d’exécuter un ordre auquel il ne comprenait rien. Ce qui n’était pas le cas des seules intelligences que l’Armurier avait dû consigner à bord du Zéro Plus : Hualpa, Iztoatl, Chetelpec et son élève.
— L’ordinateur de bord m’informe que la navette est hermétiquement reliée à la Ville, Monsieur. Il n’attend que mon ordre pour ouvrir le sas.
— Alors faites-le, Tlaxa, et, par pitié, ne me donnez du Monsieur que lorsque nous sommes entre nous.
— Très bien. Monsieur. Comment dois-je m’adresser à vous ?
Sletloc soupira :
— Par mon nom, Tlaxa. Par mon nom.
Les deux panneaux superposés du sas s’ouvrirent simultanément et l’Armurier dut se servir du communicateur de son armure pour que celui-ci relaie le commandement aux armures des Voltigeurs.
Tous les Mécanistes embarqués à bord du Zéro Plus avaient été briefés sur l’aspect répugnant que présentaient les Organiques, pourtant Sletloc s’attendait à ce que certains d’entre eux aient du mal à contenir un geste, une mimique ou une exclamation de stupeur. Ce qui ne manqua pas, mais leur surprise fut davantage causée par la normalité de l’apparence des trois Organiques qui les accueillirent que par les rares et discrètes déformations qu’ils affichaient.
Deux femmes, un homme. Tous trois plus grands que le plus grand des Mécanistes, mais d’une toute petite poignée de centimètres, rien qu’une infime expansion des armures ne suffise à compenser. L’homme se tenait entre ses compagnes ; il avait des yeux trop ouverts et trop ronds sous une arcade sourcilière où la corne remplaçait les poils ; il avait aussi des épaules trop larges encadrant un cou très évasé, et les doigts de sa seule main visible, qui caressaient le poil d’un animal minuscule allongé sur son autre main, comptaient une articulation surnuméraire.
L’une des femmes avait un visage qui tenait plus d’une ascendance féline qu’humaine et son allure générale donnait le sentiment d’une union contre nature entre une panthère et un primate. Elle avait en tout cas des muscles très fins et très visibles, et elle avait choisi de les montrer en se vêtant d’un bustier sans manches et d’une jupe ou d’une jupe-culotte aussi courte que moulante. Toutes proportions gardées, pour n’importe quel Mécaniste, elle avait un port d’intende et un air de materne dans un corps de geisha. Pour Sletloc, elle était ce qui justifiait une guerre et que la médiathèque de Titlan appelait une amazone, ivre de pouvoir et de suffisance.
L’autre femme était une pure geisha ou, plus exactement, une de ces enfants nubiles dont les intendes prolongeaient l’adolescence pour former les meilleures geishas. Elle était tellement humaine, même selon l’acception mécaniste du terme, qu’elle donnait envie de s’en assurer intimement. Pourtant elle aussi portait les stigmates félins d’une vanité retorse.
Les trois s’avancèrent ensemble, d’un pas, et inclinèrent brièvement la tête. Sletloc leur rendit le salut de la même façon, puis Tlaxa l’imita et les Voltigeurs le singèrent. Ensuite seulement, il franchit le mètre qui le séparait encore de la Ville et pénétra dans le hangar ? le hall ? la salle plutôt vaste et inhospitalière dans laquelle Turquoise avait choisi de réceptionner ses hôtes mécanistes.
En fait, tandis que l’armure faisait défiler les données environnementales sur sa rétine gauche (température 19°, hauteur variable de 6 à 8 m, longueur 18 m, largeur 12 m, composants organiques à forte teneur calcique, pression 1024 mbars, pesanteur 0,96 g, atmosphère : O 20.6 %, N 77.9 %), Sletloc assimila la salle à une caverne. Sauf que les draperies boursouflées qui pendaient du plafond étaient d’un rouge écœurant.
— Bienvenue dans Turquoise, débita le mâle organique d’une voix protocolaire. Je m’appelle Jdan. Voici Tachine… (Il désigna la panthère) et Érythrée (cette fois, il se tourna vers la geisha). Nous avons été chargés de vous faire les honneurs de la Ville.
— Je vous remercie de votre accueil en notre nom à tous, rétorqua cérémonieusement l’Armurier, et en celui des Comices qui nous ont missionnés pour cet événement. Je suis Sletloc… en quelque sorte le responsable de notre délégation, et voici le Conseiller Tlaxa.
Sletloc faillit se lancer dans un discours de banalités diplomatiques, mais il se ravisa et présenta chacun des Voltigeurs derrière lui, sans préciser leurs fonctions mais comme s’ils étaient autant de plénipotentiaires dûment mandatés par les Comices.
— Avant de vous guider vers vos quartiers, reprit l’Organique, je dois vous préciser que toute la Ville est à votre disposition et que vous pouvez y circuler à votre guise, à condition bien sûr de respecter l’intimité des appartements privés. (Il se fendit d’un sourire entendu qui manquait totalement de chaleur) Comme vous le constaterez, si Turquoise a fait de considérables efforts pour héberger les Retrouvailles, il n’en reste pas moins qu’il est inhabité depuis longtemps et que nous ne jouirons pas partout d’un confort exemplaire.
— Ce qui n’est pas un petit euphémisme ! commenta la geisha.
L’Armurier ne se demanda pas comment ce Jdan pouvait tolérer qu’une femme (la plus jeune, de surcroît) l’interrompe pour proférer pareille sottise. Il était au fait des mœurs dégénérées des Organiques depuis trois décennies. Il se força même à se tourner vers celle-ci pour répondre :
— Rassurez-vous, Mademoiselle, aucun de nous n’est habitué au luxe. N’est-ce pas, Tlaxa ?
— Euh… bien sûr, Sletloc, bien sûr, balbutia l’Assistant.
Une seconde, une ombre passa dans le regard de la jeune fille, comme si quelque chose dans la réplique de l’Armurier l’avait vexée, puis elle haussa les épaules.
— Tant mieux, Sletloc, parce que vous découvrirez très vite à quel point les commodités ici sont rudimentaires.
— Érythrée, intervint l’autre femme, n’alarme pas nos amis mécanistes. Le confort qu’offre aujourd’hui Turquoise est certes un peu fruste, mais nous ne sommes pas ici pour nous vautrer dans le faste et les choses vont plutôt en s’améliorant, non ?
D’abord l’Armurier releva l’hypocrisie de l’expression « nos amis mécanistes » et la rapprocha du ton employé par la panthère pour s’adresser à sa cadette, comme si la scène entière avait été savamment écrite et longuement répétée. Puis il intercepta le regard qu’échangèrent les deux femelles, un mélange de connivence et d’agacement, et le compara à ses premières impressions visuelles. Ces deux-là n’étaient pas seulement proches par la félinité, elles étaient liées par des habitudes acquises ensemble. Elles étaient partenaires, ou amantes, ou n’importe quoi fondé sur des rapports étroits spécifiques de leur communauté.
Même famille, souffla l’armure. Probablement mère et fille. Les Organiques n’attachent pas tous la même importance aux proximités génétiques, mais celles-ci jouent un rôle privilégié dans l’éducation des enfants.
Sletloc nota que cette simple connaissance pouvait constituer un levier formidable. Il décida d’en tester immédiatement la validité :
— Ne tancez pas cette jeune fille. Madame… votre fille, n’est-ce pas ? Car si nous avons davantage qu’elle l’expérience des conditions austères, nous sommes flattés qu’elle se préoccupe de notre confort.
Dans la crispation qui creusa les joues de la panthère, il sut non seulement qu’elle était la génitrice de la geisha, mais aussi qu’elle n’avait pas été dupe de la manœuvre et qu’elle s’en voulait d’avoir ainsi dénoncé leur parenté. L’homme, lui, n’avait visiblement rien saisi de ce qui venait de se jouer.
— Si vous voulez bien nous suivre, engagea-t-il.
— Avec plaisir, s’anima enfin Tlaxa (assez fier de son initiative).
Malheureusement, comme il ne la poussa pas jusqu’à se mettre en mouvement avant Sletloc, celui-ci dut donner le signal du départ à sa place, entraînant dans son pas douze Voltigeurs dont l’attitude ressemblait toujours davantage à celle d’un commando spécial qu’à celle de diplomates.
« Secoue-les », subvocalisa-t-il pour son armure, mais il commençait à craindre que ce ne fût en pure perte. « Et ordonne à Hualpa de rassembler les douze Voltigeurs les plus indisciplinés dans la prochaine navette. »
Ce sont des troupes d’élite. Le plus indiscipliné d’entre eux n’est pas même fichu de râler mentalement contre les exercices d’alerte.
« Alors qu’il expédie le primanyme et son maître. Ceux-ci, je suis tranquille que les Organiques ne les prendront pas pour des robots ! »
— Excusez-moi, dit-il à haute voix alors qu’il arrivait à la hauteur des Organiques. Je… enfin nous sommes nombreux dans le vaisseau et son confort ne vaut sûrement pas celui, même minimal, de la Ville, ne serait-ce que pour des questions de dimension.
— Oui ? l’engagea à poursuivre la panthère.
En analysant ses propres schémas mentaux, Sletloc songea qu’il devrait interdire à ses hommes de nommer les Organiques par des sobriquets, même dans l’intimité des quartiers mécanistes ou du Zéro Plus.
— Nous allons organiser des rotations, bien sûr, mais nous avons besoin de savoir de quelle place nous disposons pour…
— Oh ! Ne vous inquiétez pas pour ça. Le secteur que Turquoise vous a alloué est un véritable arrondissement. Alors sauf si vous êtes plusieurs centaines de milliers…
— Nous ne sommes qu’une soixantaine, mentit l’Armurier (mais ce n’était qu’un petit mensonge).
— Dans ce cas, chacun d’entre vous aura le choix entre une bonne centaine d’appartements.
— Dont l’écrasante majorité est dans un état de délabrement pittoresque, ajouta la g… Érythrée.
L’Armurier comprit enfin pourquoi celle-ci revenait sans cesse sur la vétusté de l’habitat que l’AnimalVille mettait à leur disposition. Il s’agissait d’un message : « Nous avons visité la Ville dans tous ses recoins et nous la connaissons mieux que vous ne la connaîtrez jamais. » Il était par ailleurs probable qu’ils aient truffé les quartiers mécanistes de matériel espion et disséminé des pièges un peu partout dans la cité. Il pensa : « Message reçu. » Il dit :
— Nous ferons un peu de ménage.
Le jeu de double langage dans lequel l’entrainaient les Organiques commençait à beaucoup l’amuser.
Dans le domaine des allusions, je crains que nous ne devions d’abord songer à mieux contrôler Hualpa.
« Qu’a-t-il encore fait ? »
Il a déployé le Zéro Plus en configuration de défense.
Tout en se plaçant entre les femelles organiques, qui s’étaient mises en branle derrière le mâle, l’Armurier subvocalisa à l’intention de son armure :
« Donne-moi une liaison directe. Je crois que je vais me fâcher. »
Il t’objectera à raison que la configuration de vol stationnaire est identique à celle de défense, et que ce sont les Comices qui l’ont voulu ainsi sur proposition des Armuriers.
« Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre attitude agressive. »
Alors il faut suivre sa première intention et lancer le Zéro Plus sur une trajectoire orbitale. Ainsi il pourra replier le vaisseau dans une configuration intermédiaire.
« Cela ne facilitera pas les navettes entre lui et la Ville. En cas d’urgence, nous…»
Dans le pire des cas, quand nous serons en opposition, le délai d’intervention ne s’accroîtra que de quelques minutes.
« D’accord. Ne me le passe pas. Ordonne-lui de placer le Zéro Plus en vol orbital… Non, dis-lui que, constat effectué, je me range à son opinion première. Puisque me voici diplomate, autant l’être jusqu’au bout. »
Dès l’annonce du retour de la navette, Tecamac s’était glissé dans les coursives. Il avait mis à profit les jours précédents pour cartographier le Zéro Plus afin d’en maîtriser la géométrie efficace et dépouillée. Il en avait étudié les plans, les vues en coupe, les projections. Il avait plongé les doigts dans les hologrammes couleur de fer, caressé de ses paumes les entrailles d’entretoises et soupesé les moignons d’aile, d’un noir absolu, avant d’en éprouver le tranchant. Puis il avait arpenté chaque secteur, les sens aux aguets.
Tecamac n’avait reçu aucune formation d’ingénierie. Il ignorait tout, ou presque, de l’impérieuse nécessité des structures et des lois régissant les alliages. Mais il connaissait les armes et le Zéro Plus en était une parmi les plus parfaites. Il en avait eu la certitude au premier regard et son armure avait partagé son excitation. Durant le fastidieux voyage vers le couple d’étoiles mourantes (si la partie du trajet pendant laquelle l’astronef avait été amarré à un AnimalVille n’avait pas excédé quelques secondes de temps subjectif les longues semaines qui avaient permis à celui-là de rallier celui-ci avaient été interminables), Chetelpec l’avait poussé à considérer le vaisseau comme un terrain d’entraînement. Je n’ai pas pu terminer ton éducation, ni celle de ton armure, lui avait-il transmis au cours d’un de leurs rares instants de solitude. Il te reste à apprendre à être inattendu.
Dissimulant son impatience, Tecamac rejoignit l’axe principal du vaisseau. Des gardes le croisèrent sans lui jeter un regard ; le carbex qui l’enveloppait lui servait de laissez-passer. De part et d’autre du couloir, constitué de cylindres d’acier noir articulés, s’ouvraient des centres de contrôle secondaires, des dortoirs spartiates dont les couchettes superposées étaient vides d’occupants, des bulbes abritant les canons à plasma. Les servants de quart, leur armure étroitement unie aux commandes des armes, surveillaient leur quadrant d’espace envahi par les masses écrasantes des AnimauxVilles. Tecamac se fondit dans la confusion organisée. Il savait où il allait et cela suffisait à faire de lui, aux yeux de tous, un élément de la vaste machine de guerre qui l’entourait.
Le vaisseau manquait de cette patine qui s’acquiert avec les années, quand le métal s’est adouci au contact de la chair. Tout était trop neuf, trop vif. Les bords aigus des rivets éparpillaient la lumière en éclats parasites. Le réseau numérique qui irriguait l’immense vaisseau était invisible, noyé au cœur des parois, sous plusieurs couches de blindage. Le Zéro Plus était un objet obsédé par sa propre finalité, l’équivalent d’un cri d’attaque, violent et bref. Tecamac se réjouissait à l’idée de le défier sur son propre terrain.
À sa gauche l’attendait un sas d’entretien non gardé, incrusté dans l’articulation de deux plaques de renfort. L’armure de Tecamac le déverrouilla puis s’étira de façon à recouvrir chaque pouce de sa chair. Le passage en conditions de combat ne prit que deux dixièmes de seconde.
Le sas se referma avec un clic discret. Dans la pénombre, les diodes de contrôle jetaient des éclairs verts. De l’autre côté de la seconde porte s’ouvrait un conduit dans lequel régnait un vide partiel. Les données affichées par l’armure défilèrent en accéléré : pression 432 millibars, température 238 Kelvin. Aucune présence détectée.
Avant de plonger, Tecamac bascula en mode capture omnidirectionnelle, large spectre. Les concepteurs du Zéro Plus l’avaient truffé de détecteurs : analyseurs d’endommagement, jauges de pression locale, capteurs de mouvements ou de chaleur, caméras. Le jeu consistait à les éviter.
Trois étapes : repérage, analyse, contournement. Avec l’aide de l’armure, Tecamac calcula une trajectoire optimale pour bluffer le système nerveux du vaisseau. Elle s’inscrivit en vert sur la grille tridimensionnelle qui s’affichait à la hauteur de ses rétines. La chorégraphie était prête ; il ne restait qu’à la danser.
Le guerrier plongea, tête en avant. Il rebondit sur l’extrémité de ses doigts tendus, se maintint un instant en équilibre, puis se projeta de biais vers le mur opposé contre lequel il se figea, le cœur battant. Centimètre par centimètre, il rampa le long du conduit, entre les faisceaux invisibles qui cisaillaient l’espace. L’adrénaline aiguisait ses sens et crépitait le long de ses nerfs tendus comme des cordes d’arc. Le champ de bataille était un gigantesque puzzle multidimensionnel qui cherchait à l’avaler. Il n’avait qu’une fraction de seconde d’avance.
À l’endroit propice, il bondit de nouveau, passant de l’immobilité au mouvement avec la grâce meurtrière qu’il avait volée aux lions. Les jambes repliées sous lui, les bras enroulés le long du corps, il percuta du front un point précis du vaisseau et brouilla les signaux qui tentaient de se faufiler sous la peau de métal. Détente. Basculement en plein vol. Rebond. Immobilisation. Le carbex donnait à chacun de ses gestes une fluidité de mercure.
En parallèle, l’esprit de Tecamac enregistrait chaque détail de la trajectoire. Si nécessaire il pourrait revenir par le même chemin. La tête plaquée dans l’angle mort d’une caméra, si près qu’il percevait les cliquetis du mécanisme de balayage, il reprit son souffle et se détendit. La moitié du tube était franchie. Avec le renversement de perspective, il avait cessé d’avoir l’impression de tomber.
Le sas de terminaison, au-dessus de sa tête, s’ouvrait directement dans la cale où stationnaient les navettes. Lorsqu’il voulut s’élancer pour l’atteindre, l’armure le retint.
Sa chair s’écrasa contre le métal raidi. Le compte à rebours de sa trajectoire était figé sur le zéro, pourtant ses muscles de carbex refusaient d’obéir. Paralysé, il subvocalisa ses codes d’urgence. La grille d’analyse tridimensionnelle se reforma à hauteur d’yeux ; tous les paramètres avaient changé.
Le Zéro Plus est en train de se replier. L’Ingénieur a donné l’ordre de mise en configuration orbitale.
Le tube se contractait inexorablement. La trajectoire qu’il avait calculée n’était plus valide et l’armure ne savait plus où se diriger. Au-dessus et en dessous de lui, les vérins s’apprêtaient à l’écraser entre leurs mâchoires de titane et d’acier. L’armure pouvait résister à l’étreinte du vaisseau, mais la chair mourrait, atrocement.
Près de son oreille, la caméra cessa soudain de cliqueter. Une coque opaque se referma autour d’elle afin de la protéger des chocs durant le repliement. D’une impulsion, Tecamac s’arracha de la paroi. Si d’autres capteurs demeuraient opérationnels, il était mort : Sletloc l’écorcherait vif en découvrant ce qu’il avait fait. Mais l’adolescent connaissait les procédures du vaisseau : la routine, l’immuable routine, déconnectait en même temps tous les appareils d’un secteur donné. Il venait de gagner de précieuses secondes d’invisibilité.
Le bond, mal calculé, le projeta dans une vrille vertigineuse. Il écarta les bras pour ralentir sa rotation. Le vide qui régnait dans le tube était quasi absolu, les derniers atomes d’air avaient été expulsés par les pompes. Tecamac s’étira au maximum, jusqu’à ce que son pied droit effleure la paroi, tout près de la jonction d’un segment. L’armure l’aida à affermir sa prise sur le métal lisse. Tandis que la géométrie du monde se déformait autour de lui, il s’efforça de devenir une partie du vaisseau, de vibrer sur sa fréquence. Les perspectives changèrent. Le sas qu’il cherchait à atteindre fut désormais en dessous de lui et s’éloigna au rythme des soubresauts de la structure.
Tecamac se mit à courir.
Les foulées en quasi-apesanteur étaient presque impossibles à contrôler. Tecamac annula toutes les fonctions intelligentes de l’armure. Plus de signaux, plus de messages chiffrés, plus de conseils. Le carbex redevint une peau, une interface quasi transparente. Le guerrier devait choisir seul l’endroit où poser les pieds, estimer d’instinct les angles d’appel et la force des impulsions. S’il trébuchait, s’il hésitait, le vaisseau le broierait.
De toutes ses forces, il courut le long de la colonne vertébrale du Zéro Plus. Il se faufila dans les étranglements du métal et plongea entre les mâchoires des plaques articulées qui se refermaient derrière lui. Du bout de l’orteil, il se relança vers le haut, les jambes arpentant le vide en foulées puissantes tandis que l’univers se contractait autour de lui. Sans réussir à le mordre.
Le sas de sortie arriva si vite qu’il pirouetta en plein vol afin d’absorber avec les genoux l’essentiel du choc. Derrière lui, le tube n’existait plus. Il empoigna à deux mains le mécanisme d’urgence qui céda sous la poussée. Un dernier réflexe le projeta dans le sas, dont la paroi se referma avec un grincement de rage impuissante.
Le bruit était presque douloureux, mais Tecamac l’accueillit comme un cri de victoire. Le retour du son signifiait que le sas était pressurisé. Il s’adossa à la porte blindée et sentit ses jambes se dérober sous lui. L’armure ressuscitée affichait des chiffres stables : conditions nominales, tous les voyants au vert.
La cale d’accueil s’ouvrait de l’autre côté du sas. La navette, de retour de la Ville, était en train de s’y amarrer. Tecamac lui accorda un regard envieux et décida de regagner le secteur d’entraînement, où son maître devait l’attendre depuis une dizaine de minutes.
Quand l’adolescent entra dans le gymnasium, avec quatorze minutes de retard, Chetelpec ne lui adressa aucun reproche. Il se contenta de l’attendre à l’autre bout de la salle, les bras à demi fléchis, le carbex de son armure expansé à sa capacité maximale.
Ce n’était pas la première fois que le garçon voyait Chetelpec en configuration de combat. Chaque fois que cela avait été le cas, il avait rapidement compris qu’un manquement aux commandements de son maître en était la cause. Il s’était parfois agi de retard, de désobéissance ou d’un acte d’insolence un peu plus appuyé que ceux dont il était coutumier, mais la sanction avait toujours été la même et il en conservait des souvenirs aussi douloureux qu’humiliants. La doctrine de Chetelpec était simple : « On ne se permet pas une dérogation aux règles tant qu’on n’est pas en mesure de lui survivre. »
Toutes les fonctions de détection de son armure aux aguets, Tecamac s’avança dans le gymnasium à pas feutrés. Il savait que, avant la punition que lui infligerait Chetelpec, il devrait affronter la salle elle-même, programmée pour un de ces parcours d’élimination grâce auxquels le vieux maître l’entraînait depuis le début du voyage. Bien sûr, les I.A stratégiques lui avaient imposé des combats sans cesse plus vicieux, plus authentiques (la moindre approximation, la plus petite imprudence, et il était sanctionné d’une blessure bien réelle qui pouvait aussi bien l’handicaper à vie que purement et simplement le tuer), et il s’en sortait d’une marge toujours plus étroite, chaque fois plus épuisé que la précédente, mais il s’en sortait et il acquérait la certitude que l’exercice suivant ne lui coûterait qu’un peu de sueur supplémentaire. À en juger par les regards furtifs mais chargés de respect que lui lançaient les Voltigeurs très expérimentés de Sletloc, lorsqu’ils le croisaient dans les coursives du vaisseau, cette confiance en ses capacités n’était pas excessive, quoi qu’en pensât Chetelpec.
« Ce n’est pas du respect, c’est de la défiance, modérait celui-ci. Ils savent ce que tu as fait à Titlan et l’Armurier leur communique toutes tes performances à l’entraînement, mais ce n’est pas toi qu’ils craignent, c’est ton armure. »
La prudence de l’adolescent ne lui fut d’aucune utilité : il traversa la salle sans déclencher le moindre piège ; Chetelpec avait décidé de privilégier la punition directe. D’ailleurs, dès que son disciple l’atteignit, le vieux Maître se mit en garde, la jambe droite légèrement en retrait, les épaules de biais, le bras gauche tendu, la main crispée paume ouverte, avec seules les dernières phalanges pliées. C’était une invite à un combat en règle, un duel tel que les Voltigeurs le pratiquaient quand il s’agissait de régler un différend personnel.
Tecamac s’immobilisa et imita la posture de Chetelpec, tendant lui aussi son bras gauche afin que le dos de sa main vînt se plaquer sur celui de son mentor. Ils restèrent ainsi cinq secondes, puis la main de Chetelpec commença à appuyer sur celle de l’adolescent, de plus en plus fort, comme si le Maître cherchait à déséquilibrer son élève sans engager plus que la puissance de son bras. Tecamac ne broncha pas, il se contenta de laisser son armure résister à la pression de l’armure de Chetelpec. Puis, brutalement, celle-ci tenta de prendre le contrôle de Tecamac en saturant l’interface de carbex qui les unissait.
D’une seule vague invasive, Chetelpec s’enfonça profondément dans l’éon de Tecamac. Ni l’adolescent ni son armure ne surent lui résister, parce qu’aucun d’eux ne pouvait prévoir une agression qu’ils n’avaient jamais envisagée ; celle-ci fut un viol, d’une brutalité inouïe et contre lequel ils n’étaient pas armés. Pour Tecamac, cela ressembla à un raz de marée d’explosions qui dévastaient indifféremment toutes les neuroconnexions qu’elles remontaient. Pour l’adolescent ce fut la révélation, odieuse, que son maître était pétri de haines incontrôlables que la fureur pouvait tourner contre n’importe qui ; des haines que Chetelpec mettait à profit pour assouvir sa propre cruauté. Il eut envie de hurler : « Réagissez, Maître, réagissez ! Ce n’est pas vous qui êtes capable d’autant de sauvagerie. C’est votre armure. Reprenez-en le contrôle, par pitié. » Oui, l’espace d’un souffle oppressé, sa terreur le poussa vraiment à implorer la clémence de son mentor, comme s’il n’était qu’un gosse effrayé, mais ce dernier réflexe de peur infantile le tira définitivement de l’enfance.
Alors, de la même volonté, son armure et lui freinèrent l’attaque de Chetelpec, mobilisant la totalité de la puissance de Tecamac pour la dilater à son expansion maximum, obligeant les vrillons de leur agresseur à se diluer dans le carbex qu’ils envahissaient.
Chetelpec relâcha sa prise et la salle prit son relais, déclenchant un programme d’élimination que Tecamac sentit plus qu’il ne le vit… avec un peu de retard, mais pas assez pour que de vulgaires I.A le perturbent, surtout en ne lui opposant qu’un groupe de personæ armées de lames à plasma. Il se désolidarisa de son Maître et pivota sur une jambe, tandis que l’autre fouettait l’air à hauteur de visage.
Son premier adversaire vacilla avant de se dissoudre dans un hurlement strident et il se retrouva face à un véritable rideau d’hologrammes tueurs, dont la plupart étaient équipés d’armes à induction. Il plongea et roula délibérément entre eux, un éventail de lames monomoléculaires jaillissant de ses talons, de ses coudes et de ses poignets pour faucher têtes, poitrines et bras dans un staccato de coups fouettés. Il se reçut sur les mains, profita de l’inertie pour rebondir et se projeter en sauts de main arrière, alternant moulinets des bras et des jambes dans un ballet dévastateur Comme à la parade. Sauf que les données affichées par Tecamac étaient démoralisantes : de nouvelles personæ surgissaient pour remplacer celles qu’il venait d’éliminer et se ruaient instantanément sur lui. Il refit un passage entre elles, aller-retour, puis un troisième et un quatrième, revenant sans cesse à son point de départ, dos à Chetelpec, pour constater qu’un nouveau groupe d’adversaires se substituait au précédent.
C’était une épreuve d’un genre nouveau. Un exercice qui ne poussait pas ses compétences de combattant vers leurs limites – de loin s’en fallait – mais qui éprouvait son endurance physique et morale. Toute la question était de savoir au bout de combien de passages il commettrait une erreur, provoquée par la facilité de la répétitivité ou par l’imprécision d’un geste dû à la fatigue. Il pouvait tricher avec la lassitude en modifiant ses enchaînements à chaque assaut. Il ne pouvait pas tricher avec l’acide lactique qui envahirait sa musculature malgré les assistances de l’armure. Conséquemment, il était incapable de réussir l’épreuve avec la seule compréhension qu’il en avait. Il devait donc en découvrir le défaut.
Au huitième passage, alors que Tecamac examinait des issues de plus en plus farfelues (détruire les I.A stratégiques de la salle ou les générateurs d’hologrammes ; ce qui nécessitait d’abord de les localiser et, ensuite, de démolir les murs et les écrans qui les protégeaient), il décida d’étudier le problème sous l’angle de la leçon que le maître lui assénait.
Au onzième, il commit une première erreur et reçut une décharge d’inducteur à la jointure de l’épaule et du bras droit. Il n’eut aucune difficulté à s’abstraire de la douleur mais il perdit l’usage de son bras et l’armure l’informa qu’il lui faudrait plusieurs minutes pour recréer le maillage électronique du carbex dans ce même bras.
Au treizième, il ne fut pas assez rapide et un faisceau de plasma entailla le carbex jusqu’à sa chair à hauteur du plexus. Alors Chetelpec se décida à intervenir. Il saisit l’adolescent à bras-le-corps et l’immobilisa, tandis que son armure lançait des microvrilles fouisseuses le long de sa colonne.
— Suffit ! ordonna-t-il.
Les personæ encore en mouvement s’évanouirent comme elles étaient apparues et Tecamac relâcha tous ses muscles. Il s’affaissa, inerte, entre les bras de Chetelpec, une douleur insupportable assaillant chaque fibre nerveuse de sa moelle épinière. Les microvrilles de Chetelpec avaient transpercé le carbex et les disques intervertébraux avec une facilité aussi déconcertante que rageuse.
— Sais-tu ce que je pourrais être en train de faire ? souffla le Maître à son oreille.
Oui, l’élève savait. Il ne savait même que trop bien.
— Introduire des nanones envahisseurs dans mon armure.
— Et que font ces nanones ?
— Ils parasitent le carbex en nidifiant dans des cellules inertes, puis ils le fécondent de germes tueurs.
— Ou ils te fécondent toi. Dans tous les cas, tu es mort. Alors peux-tu m’expliquer comment j’ai eu la possibilité de t’ensemencer, alors que ma première attaque ne laissait aucun doute sur mes intentions ?
Le maître relâcha son disciple et s’écarta de lui.
— J’attends ta réponse.
Tecamac se retourna et affronta le regard de Chetelpec.
— Je n’ai pas de réponse satisfaisante. Maître.
— Alors donnes-en une insatisfaisante.
— Je suis un pauvre imbécile sentimental qui croit bien connaître le pauvre imbécile sentimental que vous êtes, Maître… sans vouloir vous offenser.
En toute autre circonstance, l’adolescent était certain que cette insolence eût déstabilisé le vieil homme. Cette fois, il n’en fut rien.
— Il n’y a aucun mal à agir selon ses sentiments, mais cela ne doit pas faire de toi un imbécile. Si on me l’ordonne, je te tuerai.
Même convaincu du contraire, Tecamac donna à son mentor la réplique que celui-ci espérait :
— Si on vous en donne l’ordre, vous ne me tuerez pas. Maître, plus maintenant, mais je veux bien croire que vous essaierez.
Le carbex sur le visage de Chetelpec était illisible, cependant l’adolescent était sûr que, au moins intérieurement, le vieil homme souriait.
— Quelle était la solution au problème que les I.A te proposaient ? Car tu as compris maintenant, n’est-ce pas ?
Tecamac hocha la tête.
— Vous entraîner au milieu des hologrammes tueurs, en me servant de vous comme d’un bouclier, par exemple, pour vous contraindre à avorter le programme.
— Exact. Et quelle leçon dois-tu en tirer ?
— La solution n’est pas toujours contenue dans le problème.
La réaction de Chetelpec tarda.
— C’est tout ? relança-t-il finalement.
Le garçon interrogea son armure, mais celle-ci ne lui fut d’aucune aide.
— C’est tout ce que mon inexpérience est en mesure de comprendre, Maître.
— Ton inexpérience ? (Le maître s’emporta.) Ton inexpérience de quoi ? Quels que soient notre âge et notre vécu, nous sommes tous inexpérimentés face à l’inconnu, inexpérimentés et pétris de certitudes, parfaitement inadaptées, qu’on se contente de plaquer sur les situations inhabituelles. L’expérience, Tecamac, c’est savoir regarder avec un œil neuf ce qui est nouveau. Alors ? Quelle était la leçon du jour ?
— Le… l’ennemi n’est pas forcément l’adversaire que l’on est en train de combattre ?
— Oui ?
Tecamac avait beau réfléchir, il se savait au bout de l’analyse que le Maître exigeait de lui. Au bout, en tout cas, de celle qu’il pouvait produire.
— Je… je ne sais pas, Maître.
Chetelpec soupira.
— Si l’ennemi n’est pas la personne que tu combats, si celle-ci n’est qu’un paravent, un pantin ou un leurre, à quoi sert-il de la combattre ? Et si tu gagnes ce combat, combien de fois devras-tu affronter d’autres paravents, d’autres pantins ou d’autres leurres sans jamais atteindre ton ennemi ? Et toi-même, es-tu bien certain de ne pas être le paravent, le pantin ou le leurre de l’ennemi de ton supposé ennemi ?
L’adolescent perdait pied, non qu’il ne comprît pas ce que son mentor lui assénait, mais parce qu’il ne comprenait pas pourquoi celui-ci le noyait dans un océan de doutes. Chetelpec vit son désarroi. Il refusa d’en tenir compte.
— La leçon du jour, Tecamac ; c’est que, pour ceux qui s’affrontent, l’issue d’un combat n’a pas plus de valeur que le combat lui-même s’ils ignorent l’enjeu de l’affrontement.
— Essayez-vous de me dire que le guerrier ne doit pas être qu’un objet. Maître ?
— Non, bien sûr que non. J’essaie de te faire comprendre que, s’il veut survivre, le guerrier a intérêt à être plus qu’un pion, mais que cela ne fait pas de lui un être humain. Maintenant oublie ça et rends-toi à la salle de navigation. Hualpa t’y attend.
C’était trop pour l’adolescent. Il ouvrit des yeux effarés.
— L’Ingénieur ?
Chetelpec était déjà passé devant lui et traversait le gymnasium.
— C’est ça. Et rejoins-moi ensuite à la cale d’accueil. Il semblerait que tu doives faire connaissance avec les autres Rameaux et ces foutus AnimauxVilles beaucoup plus tôt que prévu.
Iztoatl ne fut pas surpris que Hualpa profitât de la première occasion pour s’entretenir en privé avec le primanyme de Sletloc – l’armure de l’adolescent le fascinait. Il fut par contre sidéré que l’Ingénieur lui demandât d’assister à la rencontre et il mit très longtemps à comprendre ses motivations.
L’entrevue ne se déroula pas dans la salle de navigation, mais dans le poste de commandement qui la jouxtait et qui était réservé aux seuls officiers supérieurs (l’Armurier et son Assistant, l’Ingénieur et le sien). Elle ne fut ni formelle, ni banale. En fait, tant pour le garçon que pour Iztoatl, elle fut extraordinaire.
Pour le garçon, c’était presque une évidence. Que l’Ingénieur le reçût était déjà en soi un événement, mais qu’il le fît avec autant de sollicitude et de chaleur était une marque d’attention tout simplement exceptionnelle. Pour les mêmes raisons, Iztoatl tomba des nues et eut l’impression de découvrir Hualpa, de le découvrir intimement. Lui qui le connaissait depuis des années sous toutes ses facettes, officielles ou officieuses, scientifiques ou politiques, louables ou critiquables, comprit en moins d’une demi-heure qu’il ne savait rien de ce qui le motivait. Rien, au point que cet homme, qu’il admirait par convention, lui parut être un étranger, ou un acteur formidable. Ou les deux. Acteur pour la galerie. Étranger pour son Assistant parce que celui-ci avait omis de le considérer, ne fût-ce qu’une fois, pour autre chose que le rôle qu’il tenait dans la société mécaniste.
Ainsi, Iztoatl avait toujours su que l’Ingénieur était engagé dans le combat que certaines femmes menaient pour entrer aux Comices. Il l’avait entendu prendre publiquement position. Il l’avait vu houspiller les autorités. Il avait lu les deux lettres ouvertes qu’il avait publiées dans les journaux. Il avait même témoigné en sa faveur lors de l’enquête administrative concernant ses activités politiques (qui n’avait abouti qu’à une admonestation). Il savait, mais il s’était toujours contenté de penser que Hualpa faisait de la politique ou qu’il se positionnait pour se placer, et il n’avait jamais envisagé qu’il pouvait agir par conviction, parce que ces choses lui étaient tout bonnement importantes. Alors, lorsqu’il s’était excusé auprès du garçon…
« Je ne connaissais pas Zezlu. J’ai appris son engagement en même temps que son assassinat, quand on m’a informé de ce que tu avais fait. Je ne peux approuver la justice que tu t’es cru en droit d’infliger à ses meurtriers, mais je t’exprime mes condoléances, au nom d’un Mécanisme que je souhaite en pleine évolution, et je te demande de me pardonner parce que je n’ai pas su le faire évoluer assez vite. »
Comme l’adolescent était hébété, l’Ingénieur avait poursuivi :
« Nous sommes tous responsables de sa mort. Ceux qui résistent au progrès. Ceux qui se taisent par lâcheté ou par intérêt. Et ceux qui, comme moi, parlent trop et qui poussent des geishas dans un combat suicidaire, alors qu’ils ne risquent rien eux-mêmes !
— Elle savait ce qu’elle faisait, avait affirmé le garçon. Elle vous admirait pour l’idéal que vous défendiez, mais elle se battait pour lui, pas pour vous. »
Ensuite, ils avaient parlé de cet idéal d’égalité et de justice qui avait animé Zezlu. Hualpa avait expliqué comment il l’avait découvert et pourquoi il lui semblait primer sur de nombreuses autres urgences. Tecamac avait raconté qu’il n’avait commencé à réfléchir à ce qu’était la geisha qu’après sa mort. Et Iztoatl avait compris que cette réflexion ne débutait vraiment que maintenant, dans le poste de commandement, sous l’influence de Hualpa.
Juste avant que l’entretien s’achevât, l’Ingénieur s’était approché du primanyme et lui avait tendu la main, dans un salut archaïque, et y avait emprisonné la sienne avec chaleur, le temps d’une longue tirade.
« Je te plains et je t’envie, Tecamac. Je te plains parce que ton destin est scellé et qu’il ne t’appartient pas. Je t’envie pour les rencontres que tu vas faire, aussi brèves soient-elles, car tu seras probablement le premier Mécaniste à approcher des Organiques sans haine. Fais ce que je ne pourrais pas me permettre : ne les juge pas et, surtout, ne nous juge pas. Pour la première fois peut-être de son histoire, le Mécanisme est en mouvement et, quelle que soit sa trajectoire, ni Sletloc, ni les Comices, ni moi ne pouvons prétendre savoir où il va. Certains rouages vont casser et, sur son passage, beaucoup seront broyés, mais cela est nécessaire, comme il est nécessaire que tu joues ton rôle. »
Puis Hualpa avait lâché la main de l’adolescent et s’était tourné vers son Assistant, l’engageant d’un regard à le saluer lui aussi de cette effusion désuète. Iztoatl s’était exécuté et il n’avait pas eu besoin d’intimer à son armure de profiter du contact entre les carbex pour sonder l’éon de Tecamac. Alors, il eut enfin une idée des motivations de l’Ingénieur.
Quand le garçon eut quitté la pièce, les deux hommes restèrent longtemps sans échanger un mot. L’un n’était pas sûr qu’il soit utile de formaliser des évidences. L’autre attendait qu’un déclic se produisît. Finalement, ce fut ce dernier qui brisa le silence :
— Vous avez décidé de mettre en œuvre les suggestions du Consul Xuyinco, Monsieur, et vous souhaitez m’impliquer. Je… je vous aurais suivi, de toute façon, et vous le saviez. Alors pourquoi m’imposer cette mascarade sentimentale ?
— Parce que, en la matière, vous ne pouvez pas vous contenter d’être direct et efficace, Iztoatl. J’ai besoin de votre pragmatisme, mais je ne peux pas assumer seul la charge émotionnelle de ce qui n’est qu’un coup d’état.
— C’est faire preuve d’un réalisme qui dément votre propos. Monsieur, et ce que vous avez fait à ce garçon est d’un cynisme sans faille.
L’Ingénieur ferma un instant les yeux, comme pour assumer ce dont l’accusait son Assistant. Lorsqu’il les rouvrit, il semblait avoir trouvé une sérénité nouvelle.
— Vous pensez que j’ai empoisonné ses idées, c’est cela ?
— Non, je pense que vous vous êtes servi de votre sincérité et de son innocence à des fins qui ne le concernent aucunement. Comprenez bien : je ne vous le reproche pas. Je voudrais être certain que vous appréhendez toutes les données du problème.
— Auriez-vous vu quelque chose qui m’a échappé, Iztoatl ?
— Je l’ignore, mais…
Iztoatl suspendit sa phrase bouche ouverte. Le déclic venait de se produire.
— C’est moi, n’est-ce pas ? C’est moi qui ai laissé échapper quelque chose ? (Il oublia son interlocuteur et s’adressa à lui-même :) De quoi s’agit-il ? Son armure ? Elle…
Il s’interrompit à nouveau. Il repensait à ce qu’Iztoatl avait puisé dans l’éon de Tecamac lors du bref contact qui avait uni leurs carbex. Un réseau logique encore en train de s’organiser autour d’un univers référentiel pourtant balbutiant, avec l’empreinte des Armuriers en tache de fond et plusieurs systèmes d’exploitation autonomes, contradictoires, se développant autour d’interprétations subjectives : Zezlu, Chetelpec, Hualpa, Tecamac enfant, Tecamac pubère, Tecamac guerrier. Autant d’intégrateurs qui fonctionnaient en redondance sans s’intégrer eux-mêmes dans un ensemble cohérent. Malgré la performance faramineuse de la nouvelle génération de neuroprocesseurs qui le constituait, l’éon de Tecamac était une véritable bombe logique qui pilotait la plus puissante armure que les Armuriers aient créée.
— Son armure est piégée, conclut-il à haute voix. Les Armuriers ont…
— Toutes les armures sont piégées, Iztoatl, toutes. Les Armuriers peuvent se débarrasser de n’importe qui, n’importe quand, comme ils l’ont fait pour nos prédécesseurs dans nos propres armures. Mais ils ne contrôlent pas le virus qui ronge Tecamac.
— Alors qui ?
— Le subconscient du garçon.
— Le…
Hualpa hocha la tête.
— Vous m’avez impressionné tout à l’heure, lorsque vous avez prédit le point d’amarrage du vaisseau connecté. Plus exactement, j’ai été impressionné quand vos estimations se sont vérifiées. Néanmoins, je crains que vos compétences en psychologie ne se bornent à l’intégration d’équations purement physiques et je soupçonne les Armuriers de pécher par le même réductionnisme. Il y a un défaut dans l’armure de Tecamac et c’est Tecamac lui-même. Ce qui soulève de nombreuses questions et offre d’intéressantes perspectives.
« D’abord concernant les raisons d’être de cette armure. Car, s’il est indéniable que ses capacités présentent de jubilatoires avantages face à certaines particularités organiques, il vaudrait mieux ne pas oublier qu’elles sont tout aussi efficaces lorsqu’il s’agit de transpercer le carbex d’armures moins… récentes. Or, pour prototypal que soit Tecamac, je doute que Sletloc et ses semblables soient équipés du même carbex que vous et moi.
— Ce serait en effet surprenant. Où voulez-vous en venir ?
— Sletloc n’est pas ici pour s’assurer que le Zéro Plus mènera sa mission à bien ou que je ne profiterai pas de l’occasion pour suivre les conseils de Xuyinco. Il est ici, au nom des Armuriers, pour s’emparer du pouvoir sur l’ensemble du Mécanisme.
— Les Armuriers ont déjà le pouvoir.
Hualpa chassa la réflexion d’un revers de la main.
— Oui, par pantins interposés, mais pour étendre leur domination à l’ensemble d’une humanité soumise au Mécanisme, les Armuriers ont besoin de remanier les structures politiques de Titlan selon un modèle beaucoup plus pyramidal. C’est en leurs seuls noms que Sletloc revendiquera la réussite de notre mission. Ce qui ne nous laisse, à vous comme à moi, que peu d’avenir.
— Ce qui signifie que le Zéro Plus aussi est piégé.
— Inévitablement.
— Et que Tecamac est une arme de secours au cas où nous parviendrions à déjouer Sletloc.
— Pas forcément ou pas uniquement. Il est même possible qu’il ne soit qu’un leurre. J’ai du mal à percer la stratégie de Sletloc. Ce qui est certain, c’est qu’il ne nous laissera pas aborder Turquoise, probablement pour éviter que nous contactions en secret la Connectée ou les Organiques.
— Aussi, puisque vous ne pouvez plus influer sur les projets de l’Armurier, vous préparez le garçon à se dresser contre lui, tout en l’incitant à se trouver ou à retrouver une foi dans le Mécanisme… votre Mécanisme.
Ce n’était pas une accusation, mais l’Ingénieur l’encaissa comme telle.
— Non, d’autres l’ont préparé avant moi : Chetelpec, Zezlu et les meurtriers de celle-ci. Et si j’avais réellement voulu le manipuler, je lui aurais dit que l’ordre d’assassiner sa geisha avait été donné par les Armuriers. Moi, je lui ai juste offert une cause moins égoïste que la vengeance personnelle. Le Mécanisme selon Sletloc fera le reste.